J’espérais qu’ils me prouveraient que j’ai tort… mais tout ce qu’ils disent me donne raison.

Il resta assis, incapable de trouver le courage de prendre la parole. Pour l’instant.

Ventnoir décrivit les créatures qu’ils avaient prises et rapportées. Chaque groupe de mages fit son rapport. De temps à autre, Karal intervenait, avec beaucoup de déférence. Il refusait de tirer ses propres conclusions, mais il commença à reporter sur une carte ses observations et celles des autres. L’assurance relative de Karal, et les regards d’encouragement que son jeune ami et Ulrich lui lançaient, finirent par avoir raison de la timidité d’An’desha.

Il trouva le courage de prendre la parole, profitant d’un silence.

— Vous savez tous… qui j’étais, dit-il à voix basse.

Tous les regards convergèrent vers lui. Karal cessa d’écrire.

— J’ai toujours les souvenirs de Mornelithe Fléaufaucon. Et ceux de ses vies antérieures. J’ai su ce qu’était cette tempête magique quand elle a frappé, grâce à certains de ces souvenirs, même si je ne connaissais pas leur contenu. (Il frémit, la bouche et la gorge très sèches et les mains glacées.) S’il vous plaît… je ne suis pas fou. Ce que je dis est vrai. Avec l’aide de maître Ulrich, j’ai cherché une réponse. Je crois savoir ce qu’était cette tempête, ce qui l’a causé, et même pourquoi.

Le silence était si absolu qu’il entendit le sifflement des flammes des lanternes, dans son dos.

— Je vous prie d’être patients avec moi. Ces souvenirs sont les plus anciens auxquels j’ai touché, et peut-être appartiennent-ils à l’entité originelle. Il s’agissait d’un Mage-Roi appelé Ma’ar.

Les griffons sifflèrent, les plumes hérissées et la crête rabattue. Personne d’autre ne bougea.

— J’ai le souvenir d’une tempête comme celle-là… Après la destruction d’un Portail. Pas un Portail temporaire comme ceux que nous connaissons, mais un Portail permanent, qui pouvait être ouvert à tout moment. C’était une petite tempête, aux effets limités, très semblable à celle que nous avons traversée.

An’desha déglutit de nouveau. Il avait eu beaucoup de mal à avaler ce qui allait suivre, même si cela datait de centaines, voire de milliers d’années.

— Au moment de sa « mort », Ma’ar savait que son royaume et celui de son ennemi seraient ravagés par un cataclysme sans précédent. L’un et l’autre avaient été érigés grâce à la magie, et quand tous les sorts se briseraient d’un coup, les conséquences seraient terribles. Je parle de dizaines de Portails permanents, de boucliers, d’objets… Tout ça explosa en même temps ! Il mourut avant le cataclysme, mais les effets ont dû ressembler à ce que nous avons connu aujourd’hui. En beaucoup plus fort, au point de balayer les continents.

— Les continents ? demanda quelqu’un.

An’desha acquiesça.

— D’où le nom de « Cataclysme » dans les textes anciens, murmura Ulrich.

— Mais c’était il y a très longtemps, dit Hydona. Quel rapport avec nous ?

An’desha inspira profondément. Il lui était difficile de parler de ce sujet…

— Je n’évoque pas souvent ça, mais quand j’étais prisonnier à l’intérieur de mon propre corps, j’ai été aidé par deux… présences.

Pitié, il ne faut pas qu’ils doutent de ma santé mentale !

— Il veut parler d’Avatars de la Déesse, précisa Flammechant, qui lui serra la main sous la table pour l’encourager. L’épée Besoin m’en a dit quelques mots à plusieurs occasions. Je crois qu’ils étaient ce qu’ils prétendaient être. Après tout, certains d’entre vous les ont vus redonner à Nyara et à An’desha leur apparence humaine.

— An’desha m’a parlé de ces Avatars, renchérit Karal. Je crois qu’il s’agissait de véritables visitations.

An’desha s’éclaircit la gorge. Embarrassé, il sentit son cou et ses oreilles devenir brûlants.

— Ils m’ont averti plusieurs fois que l’avenir nous réservait quelque chose de terrible, qui ne menaçait pas seulement Valdemar, mais le monde entier. Au début, j’ai cru qu’il s’agissait de Fléaufaucon, mais j’ai continué à rêver et à avoir de terribles crises d’angoisse après sa mort. Maintenant que cette tempête magique nous a frappés, et que j’ai retrouvé certains souvenirs, je…

Il secoua la tête.

— Je ne suis pas un grand mage, en dépit du potentiel que Flammechant sent en moi. Mais certaines choses me semblent aujourd’hui très claires. Les Avatars m’ont parlé un jour d’« échos du pouvoir et du chaos revenant à travers le temps ». Je pensais qu’ils faisaient référence à Fléaufaucon, mais j’avais tort. Je connais la puissance cumulée des sorts libérés au dernier instant des Guerre Magiques. Avant sa mort, Ma’ar pensait que c’était plus que le monde ne pourrait en supporter. Car il ne s’agissait pas d’un noyau de magie, mais de deux, explosant au même instant.

« Je crois que nous allons subir les échos de ce qui s’est passé… dans le sens inverse du cataclysme original. Autrement dit, ce que nous avons vécu aujourd’hui n’était qu’un avertissement.

An’desha prit une profonde inspiration :

— Ce que nous avons connu était le premier courant d’air présageant d’un ouragan.

Flammechant le regarda, stupéfait. Treyvan rompit le silence.

— Selon la tradition kaled’a’in des k’Leshya, il y eut des semaines de tempêtes magiques après la mort d’Urtho. Les chroniques disent qu’il est impossible de décrire leur violence. Le monde fut mis sens dessus dessous et même le temps sembla s’écouler bizarrement pendant au moins une année.

— On retrouve la même chose dans la tradition orale des Tayledras, dit Flammechant. Je n’ose imaginer ce qu’a pu provoquer la libération soudaine d’autant d’énergie magique… Mais s’il a transformé les alentours du palais de Ma’ar en un immense cratère et ceux de la Tour d’Urtho en plaines, pourquoi ce phénomène ne voyagerait-il pas dans le temps ? Tant de sorts dépendent du temps, comme s’il s’agissait d’une présence physique… Et même de petites explosions peuvent affecter le réseau magique à des lieues à la ronde.

Les autres regardèrent à nouveau An’desha, mortellement pâle.

— Je n’ai pas assez de connaissances pour émettre des suppositions, répondit-il. Et j’espère que vous ne m’en voudrez pas de ne pas vouloir replonger dans ces souvenirs… Au moins dans l’immédiat. Ils me rendent malade.

— Je connais l’ancienne magie kaled’a’in, dit Treyvan, telle qu’elle fut enseignée à Skandranon et à Vikteren par Urtho en personne. La création de Portails gauchit le temps, comme l’eau le bois. C’est encore pire avec les Portails permanents. Or, il y en avait au moins vingt dans la Tour d’Urtho, sans compter toutes les armes qu’il se refusait à utiliser, car elles avaient des effets trop horribles. De plus, il y avait des protections autour de la Tour, et la magie de l’endroit où les griffons ont été créés.

— Tout ça va bien plus loin que ce que j’ai appris, dit Ulrich. Mais je peux vous confier une chose : j’ai moi-même reçu des avertissements au sujet de cette tempête. Ils venaient d’un Avatar de Vkandis.

— Vous avez eu de vagues avertissements, An’desha a eu de vagues avertissements…, s’impatienta Elspeth. Pourquoi personne n’a-t-il reçu des informations précises ?

An’desha tressaillit. Une question parfaitement raisonnable à laquelle il ne pouvait pas répondre. Ulrich eut un petit sourire.

— Peut-être parce que ni la Déesse ni Vkandis ne savent ce qui se passera. Quand les dieux donnèrent aux hommes le libre arbitre, ils ouvrirent la porte à l’incertitude. Certaines choses peuvent être prévues, d’autres non.

« Si vous me permettez une analogie… Grâce à mes connaissances du vent, et de l’aspect du ciel, je peux prédire qu’un orage éclatera. Mais pas à quel endroit il y aura des inondations, jusqu’où montera l’eau, ni quelles maisons seront emportées ou frappées par la foudre. Alors que ce fléau nous revient, je crois que les dieux ignorent quelle forme il prendra, peut-être à cause de ce que nos prédécesseurs et nous avons fait avec la magie depuis les Guerres Magiques. Ils peuvent seulement nous donner des avertissements.

— Donc…, dit Elspeth après un long silence, la bonne nouvelle, c’est que nous ne sommes pas responsables, et que ça n’est pas une attaque de l’Empire. La mauvaise, c’est que ça n’est pas encore la tempête magique. Juste une vaguelette, la plus faible créée par une tempête qu’on ne voie pas encore du rivage. Elle a coulé des bateaux et emporté des docks, mais la véritable tempête n’est pas encore sur nous.

An’desha vit les visages des mages s’allonger à mesure qu’ils acceptaient cette conclusion. Si ce n’était pas la vérité, ça s’en rapprochait le plus pour le moment. Non, ce n’était pas une arme ou quelque catastrophe qu’ils avaient provoquée par inadvertance. Mais ils ne pouvaient pas l’arrêter – pas plus qu’ils n’auraient pu arrêter une tempête.

— Je vous rappelle qu’il y a un bon côté à ça. Comme Kerowyn nous l’a dit, l’Empire dépend entièrement de la magie. Par conséquent, la tempête le frappera beaucoup plus durement que nous.

— C’est vrai. (Elspeth mordilla l’ongle de son pouce, une manie qui faisait tressaillir An’desha.) Mais elle pourrait tous nous détruire.

« Nous devons contacter nos alliés pour leur dire que nous ne sommes pas à l’origine de ce… coup de vent, et les avertir que le pire est à venir.

« Car c’est bien le cas ?

Elle regarda Flammechant, qui haussa les épaules.

— Oui. Les rêves prémonitoires d’An’desha étaient terribles, et je doute qu’ils aient annoncé ce coup de vent, comme tu l’appelles. Il y a eu des « séries de tempêtes magiques » par le passé. Si l’ordre chronologique est inversé, ce coup de vent se transformera en une tempête mémorable.

— Nous devons rassembler autant d’informations que possible, insista An’desha. Il est important de connaître tous les points de perturbation dans le royaume. S’ils suivent une configuration, alors nous pourrons peut-être prévoir quels endroits seront frappés ensuite.

— Nous… enfin, les Tayledras… avons une tâche à accomplir d’urgence, dit Flammechant. Je compte envoyer un message magique à mes parents dès que cette réunion sera terminée. Nous devons protéger nos Pierres-Cœurs derrière les boucliers les plus puissants possibles, y compris celle située sous le Palais. Si nous ne le faisons pas, Tayledras et Valdemariens confondus, nous aurons des Pierres instables, et il sera inutile de nous soucier de la tempête… Car nous serons déjà morts.

An’desha cligna des yeux. Elspeth et Ventnoir pâlirent. Il avait pourtant cru que rien ne pouvait ébranler ces deux-là…

— Alors Ventnoir et moi ferions bien de nous mettre au travail, dit Elspeth en se levant. Le reste attendra.

— Je peux vous aider, si vous voulez, proposa Ulrich. En matière de boucliers, je crois connaître des techniques que vous ignorez…

— Nous en sommes aussi ! renchérit Trey van avec un rire sec. Après tout, nos queues sont en danger !

— Je…, commença An’desha.

Elspeth et Flammechant secouèrent la tête.

— Je sais que tu redoutes une nouvelle incursion dans ces souvenirs, ke’chara, dit Flammechant. Mais s’ils contiennent d’autres informations, j’aimerais que tu les trouves.

— Je vais envoyer un message à k’Leshya, annonça Hydona, pour qu’on nous envoie une copie des chroniques. Peut-être y trouverons-nous des réponses.

— Rris pourrait peut-être nous aider, mais il a tendance à se montrer avare de ses histoires ! (Ce commentaire de Ventnoir déclencha quelques rires nerveux.) Bah, c’est un historien kyree. Peut-être y a-t-il quelque chose au sujet du Cataclysme dans la tradition orale de son peuple.

— Sans doute, dit le prince Daren en se levant. (Il lissa son uniforme blanc.) Bien, je crois que nous avons pressé le citron jusqu’à la dernière goutte. Je vous laisse à vos tâches, et je vais faire mon rapport à Selenay.

Il gagna la porte, puis il se retourna et croisa leur regard à tour de rôle. An’desha ne put le soutenir. Bizarrement, il se sentait coupable de ce qui arrivait.

— Aussi déplaisante que soit ma mission, je n’envie pas les vôtres. Pour la première fois, me voilà bien content de ne pas être un mage. Vous devez vous sentir comme des rameurs essayant de distancer une vague…

Sur ces mots, il partit, et les autres s’éparpillèrent.

An’desha ignorait ce qu’ils ressentaient, mais à son avis, le prince Daren avait très bien résumé la situation.

Malgré les propos pessimistes de Daren, Karal n’était pas prêt à abandonner le combat avant de l’avoir commencé. Il y avait sûrement quelque chose à faire ! Même s’ils ne pouvaient pas empêcher ce qui arrivait, les gens savaient bâtir des habitations capables de résister aux tempêtes. Alors pourquoi ne se construiraient-ils pas un abri contre celle-là ?

Nos ancêtres ont survécu, à l’époque, ou nous ne serions pas là. Il nous faut plus d’informations. Plus nous en saurons, mieux nous pourrons nous préparer.

Et il savait exactement où trouver les gens qu’il fallait pour rassembler et cataloguer des informations.

Alors qu’Ulrich suivait Elspeth, Ventnoir et les griffons vers une salle mystérieuse, dans le sous-sol du Palais, il prit une direction très différente.

La couverture nuageuse s’épaississait et le fond de l’air était humide. Il fit un crochet par sa chambre pour prendre un manteau et se dirigea vers la petite porte que lui avait montrée Natoli. Le garde n’était pas le même, mais tous devaient connaître les tavernes de la ville.

Et il avait raison. Le soldat lui donna l’itinéraire à suivre pour rejoindre La Rose des Vents – un trajet qui correspondait aux vagues souvenirs qu’il gardait de sa marche en compagnie de Natoli.

Quand l’homme eut terminé ses explications et qu’il put les répéter sans faute, le tonnerre grondait dans le lointain et Karal aurait juré avoir vu un éclair. Il se mit en route au moment où les premières grosses gouttes de pluie s’écrasaient sur les pavés.

Les gouttes s’étaient transformées en déluge quand il atteignit la porte de la taverne. Juste avant de la pousser, une pensée horrible lui traversa l’esprit. S’ils ne sont pas là, où les trouverai-je ?

Mais le bruit et la chaleur qui le prirent d’assaut quand il entra apaisèrent ses craintes. La Rose des Vents était pleine.

Des odeurs de nourriture lui chatouillèrent les narines, lui mettant l’eau à la bouche et faisant grogner son estomac. Mais il n’avait pas le temps de manger. Il attendit que ses sens s’accoutument au bruit et à la lumière, puis se fraya un chemin vers la table qu’occupaient généralement Natoli et ses amis.

Karal soupira de soulagement en apercevant la nuque de la jeune fille. Un des Bleus le vit et lui fit signe. Natoli se retourna, le reconnut et l’invita à les rejoindre.

Karal ne se fit pas prier. Il accéléra le pas, s’excusant chaque fois qu’il bousculait quelqu’un.

— Karal ! Nous parlions de toutes les choses bizarres qui sont arrivées aujourd’hui, dit Natoli. Certains d’entre nous ont eu le vertige, un ou deux ont même cru qu’il y avait un tremblement de terre… et voilà qu’on trouve des choses étranges à l’extérieur des murs ! Ça doit venir de la magie, mais aucun de nous ne parvient à savoir ce qui s’est passé, et quelle en est la cause. (Elle posa sur lui un regard spéculateur.) Tu es au cœur des événements, au Palais, alors je suppose que tu as une petite idée ?

Karal remercia silencieusement Vkandis de lui avoir fourni une entrée en matière si parfaite.

— Oui, oui, et c’est la raison de ma présence. Il faut que je vous parle de tout ça.

Karal devint aussitôt le centre d’une île de silence au milieu de la mer de bruits.

Il aurait voulu tout déballer d’un coup, les mots se bousculant sur ses lèvres… Mais ces jeunes gens étaient logiques : plus son discours serait organisé, plus il aurait de chance qu’ils le croient. Il savait qu’il n’aurait pas gobé un traître mot de ce qu’il s’apprêtait à leur dire, s’il n’avait pas été depuis le début au cœur des débats. Donc, il allait devoir les ramener au début, puis leur prouver qu’il n’avait pas eu d’hallucination. Ou pire, qu’il n’inventait pas cette histoire de toutes pièces.

Il commença avec les prémonitions d’An’desha, mais ne souffla pas mot d’Altra et des Avatars. Ces étudiants étaient habitués aux Visionnaires, pas aux visitations divines. Mieux valait, par conséquent, ne pas éprouver leur crédulité plus que nécessaire.

Il fut ravi de constater qu’ils recouraient et qu’ils ne semblaient pas enclins à douter de lui, même quand il parla d’effets de la magie se répétant dans un ordre chronologique inversé – des milliers d’années après.

— Je sais que tout ça doit vous sembler fou, dit-il finalement. Mais c’est la conclusion à laquelle sont arrivés Elspeth et Flammechant. Le prince Daren croit que…

Natoli lui prit la main pour le faire taire.

— Nous te croyons, Karal. (Puis elle se tourna vers ses amis.) N’est-ce pas ?

Tous acquiescèrent.

— Tu n’aurais aucun intérêt à nous mentir, dit un garçon. Et puis, ça explique toutes les bizarreries d’aujourd’hui. Alors, je n’ai qu’une seule question. Nous ne sommes pas des mages. Tout ce que nous faisons implique exclusivement le monde physique. Pourquoi es-tu venu nous raconter tout ça ?

Karal poussa un énorme soupir de soulagement.

— Parce que je crois que vous pouvez nous aider. Je m’explique. Pour le moment, nous cherchons une configuration qui pourrait nous permettre de prédire ce qui arrivera, et quand ça arrivera. Or, cette configuration est logique et mathématique.

— Et qui s’y connaît mieux que nous en logique et en maths ? acheva Natoli pour lui, les yeux brillant d’enthousiasme. Tu as frappé à la bonne porte, Karal. Nous… (Elle marqua une pause, fronçant les sourcils.) Attendez, c’est trop important pour notre seule table. Tout le monde devrait entendre ça. Surtout les professeurs.

Elle bondit sur ses pieds et approcha de la cheminée. Une grosse cloche y était accrochée. N’ayant vu personne y toucher, Karal avait cru que c’était un élément de décoration. Mais en regardant Natoli saisir le cordon et sonner avec vigueur, il comprit à quoi elle servait.

Le silence tomba aussitôt sur la salle. Il n’y eut plus que les mugissements du vent et les raclements des chaises que les maîtres repoussaient dans l’arrière-salle. Ils arrivèrent bientôt en masse. Certains avaient l’air agacé, mais la plupart affichaient une expression surprise ou curieuse.

— Nous avons avec nous le secrétaire de l’ambassadeur de Karse, dit Natoli. Il m’a été présenté par mon père, le Héraut Rubrik, qui m’a assuré que je pouvais lui faire confiance et le croire. Aujourd’hui, il a des choses à nous apprendre.

J’ai sonné la cloche parce que j’estime que nous devrions tous les entendre.

Elle fit signe à Karal de la rejoindre. Le jeune homme se leva et obéit.

— Karal, veux-tu bien répéter devant tout le monde ce que tu nous as dit ?

Les joues en feu, Karal s’exécuta. Il veilla à bien respecter l’ordre chronologique et à être clair et précis. Quand il eut fini, personne ne parla, mais il ne vit pas un seul visage hostile.

Finalement, un petit homme âgé sortit de derrière les professeurs. A la manière dont ils s’écartaient pour le laisser passer, Karal supposa qu’il était le doyen. Il ne devait pas être plus grand que Natoli. Une couronne de cheveux gris entourait son crâne largement dégarni. Ses habits n’étaient pas plus riches que ceux des autres, mais il avait une aura de compétence et d’autorité qu’aucune garde-robe ne pouvait conférer.

— Jeune fille – Natoli, c’est ça ? – tu as eu raison de sonner la Cloche du Silence, dit-il d’une voix que l’âge rendait rauque. C’est effectivement une histoire que nous devions entendre… et un défi trop important pour une seule table d’étudiants !

« Quant à toi, jeune secrétaire, tu as bien fait de venir nous voir. La magie n’est pas la solution à tous les problèmes, comme je l’ai souvent dit dans le passé.

— Très souvent ! marmonna un des garçons, sur la gauche de Karal.

— Nous verrons si elle est la réponse à ce problème, continua le vieil homme. Mais si on veut des gens capables de rassembler des données concrètes, c’est ici qu’il faut les chercher !

— Bravo ! s’écrièrent plusieurs maîtres artisans.

Au ton de leurs voix, Karal pensa qu’ils s’énervaient de l’intrusion de la magie et des mages dans leur monde. Ils seraient sans doute contents de prouver qu’ils pouvaient résoudre un problème auquel les mages ne trouvaient pas de solution.

Le vieil homme marqua une pause et balaya la salle du regard.

— Je sais que vous avez tous des travaux en cours et que vous ne pouvez pas les laisser inachevés… Néanmoins, nous avons tous des heures de loisir. Sinon, nous ne serions pas là, à boire l’excellente bière de notre hôte et à nous raconter des bobards. Puis-je donc vous demander, en cette période de crise, de les consacrer à votre reine et à votre patrie ?

Honnêtement, Karal ne s’attendait pas à ce qu’un tiers des auditeurs se portent volontaires – ce qui lui ferait bien plus de mains, d’esprits et d’yeux entraînés qu’il n’en avait en venant ici.

Natoli monta sur la table la plus proche et agita le bras, attirant l’attention de tous. Elle prit une pose provocatrice, les jambes légèrement écartées et les poings sur les hanches.

— Combien d’entre vous étudient au Collegium ? Combien d’entre vous voient les jeunes nobles nous regarder de haut parce que nous allons travailler pour gagner nos vies ? Et combien se dévissent le cou d’envie en regardant les aspirants Hérauts passer sur leurs Compagnons ? Les nobles et les aspirants auront des positions importantes ! Nous, tout ce que nous ferons, c’est leur rendre la vie un peu plus facile ! Nous ne valons pas mieux que des serviteurs.

Les étudiants sifflèrent d’indignation. L’expression acide des professeurs en disait long.

— Mais aujourd’hui, nous pouvons faire une chose dont ils sont incapables ! s’écria Natoli. Même les mages n’ont ni l’entraînement ni l’organisation nécessaires… Ils ne peuvent pas étudier ce problème logiquement. Je ne crois pas qu’ils puissent le résoudre ! Mais nous le pouvons ! N’est-ce pas ?

Un chœur de « oui ! » et de « tu parles ! » coléreux lui répondit. Elle sourit, satisfaite.

— Nous allons donc nous employer à le résoudre pendant notre temps libre ?

A nouveau, il y eut un concert d’assentiments.

— Quel meilleur moyen, pour trouver le financement de nos recherches, que de fournir la réponse au Palais ?

Cette fois, le chœur fut assourdissant. Le sourire de Natoli s’élargit. Elle sauta de la table et s’inclina devant le vieil homme.

— Je crois que vous avez votre réponse, maître Henlin, dit-elle avant de rejoindre sa table.

Le vieil homme secoua la tête et sourit. Il attendit patiemment que le silence revienne, puis fit signe aux maîtres artisans.

— Choisissez vos aides ! Je suppose que vous sélectionnerez tous vos étudiants, mais n’ignorez personne qui désire travailler avec vous, ou qui n’ait pas encore été choisi.

« Maîtresse Tarn, maître Levy, veuillez suivre ce jeune homme au Palais pour offrir nos services à la reine. J’organiserai les groupes de travail pour demain. (Il soupira et secoua la tête.) J’irais bien moi-même, mais je suis trop vieux pour me promener sous la pluie.

— Maître, dit Tarn, une femme d’âge moyen à la solide carrure, depuis que je vous connais, vous n’avez jamais quitté La Rose des Vents tant qu’il restait une goutte de bière dans les chopes. Je ne vous vois pas commencer maintenant.

Henlin haussa les épaules, mais n’eut pas l’air repentant. Les autres maîtres circulèrent dans la salle, Tarn et Levy se dirigeant vers la table de Natoli.

— Nous nous chargerons de vous, puisque vous êtes nos élèves, dit Levy. Nous sommes habitués à vous, bande de délinquants, et je ne voudrais surtout pas vous savoir sur le dos d’un maître qui ne saurait pas de quoi vous êtes capables !

Natoli, acquiesça, pas du tout affectée.

— Ça me va. Qu’allons-nous faire ?

— Commencer par nous lever à l’aube, répondit maîtresse Tarn. Ça me paraît évident. Nous diviserons le terrain, autour de Haven, et chaque groupe s’occupera d’une partie. Nous étudierons les anomalies visibles et chercherons celles qui ont échappé aux mages et aux Hérauts – je parie qu’il y en aura beaucoup ! Quand nous aurons toutes les informations possibles, nous nous réunirons pour comparer nos notes. Après ? Nous enverrons des étudiants sur des chevaux rapides pour aller voir plus loin, ou nous nous fierons aux personnes présentes sur place. Puis nous chercherons une réponse. Nous utiliserons probablement La Rose des Vents comme point de ralliement, car c’est le seul endroit assez grand pour nous accueillir.

— Comme pour une étude, fit un des élèves.

— Exactement. (Maître Levy braqua son regard perçant sur l’insolent.) Ne croyez-vous pas que vous devriez rentrer dormir, si vous devez vous lever à l’aube ?

Obéissants, les élèves se levèrent et prirent leur manteau. Les autres tables se vidaient aussi. Apparemment, tous les maîtres avaient donné les mêmes recommandations à leur groupe.

— Je pense qu’il faut proposer vos services au Héraut Elspeth, messire, dit Karal à maître Levy, debout près de lui. Je sais qu’elle sera encore levée. Voulez-vous aller au Palais dès ce soir ?

— Karal et moi pouvons vous introduire au Palais, assura Natoli. On me laisse entrer et sortir depuis que je suis capable de marcher. Tous les Hérauts et les gardes sont mes « oncles ».

Maître Levy se tourna vers maîtresse Tarn, cherchant son avis. La femme hocha la tête.

— Pourquoi pas ? (Elle mit son manteau et but une bonne rasade de bière dans la chope laissée par un étudiant.) Allons-y.

Ils sortirent sous la pluie qui faisait déborder les gouttières. Tête baissée, ils avancèrent en serrant les pans de leur manteau, pour que le vent ne le leur arrache pas. Le trajet relativement court jusqu’au Palais parut aussi éreintant à Karal qu’un jour de chevauchée.

Enfin, ils atteignirent la petite porte. Le garde les reconnut tous les quatre et leur fit signe d’entrer sans plus de formalité. D’après Karal, c’était une grave erreur, car ils auraient pu être n’importe qui, habilement déguisés. Il résolut de parler de ce manquement à quelqu’un dès le lendemain. Alberich, peut-être, ou Kerowyn.

Dans le Palais, les gardes étaient bien plus méfiants, à son grand soulagement. Ils les laissèrent sécher devant un bon feu pendant qu’on vérifiait leur identité et qu’on allait chercher dame Elspeth. Des pages vinrent leur servir du thé épicé et leur apportèrent des serviettes, puis accrochèrent les manteaux devant la cheminée.

L’air se chargea d’une odeur de laine mouillée.

Elspeth ne semblait pas très heureuse de cette visite tardive. L’air épuisé, les cheveux en bataille, elle avait le visage défait. Mais dès que maître Levy et maîtresse Tam se furent présentés et lui expliquèrent la raison de leur présence, elle sourit de soulagement, allant même jusqu’à s’excuser de la fraîcheur de son accueil.

— Navrée de m’être montrée si brusque, mais nous venons de terminer un travail difficile, qu’il nous faudra répéter demain, dit-elle. Je ne trouve pas les mots pour exprimer à quel point j’apprécie votre offre ! Bien sûr, je l’accepte ! Je ne connais personne de plus apte que vous à appliquer de la logique au problème.

Elle fit une grimace ironique à maître Levy.

— Certains n’aimeront pas ça, mais moi, oui, et j’ai préséance sur eux. De plus, mère sera soulagée que quelqu’un essaie une approche logique et mathématique, au lieu de se fier à ses intuitions !

Elle continua ainsi un moment, les deux maîtres se rengorgeant sous ses remerciements et ses éloges. Il ne faisait aucun doute qu’elle pensait tout ce qu’elle disait… et que les deux artisans s’étaient attendus à se voir opposer un refus catégorique par un Héraut-Mage.

Je me demande si Elspeth ne fait pas durer les choses plus que nécessaire…, se demanda Karal quand elle commença à se répéter.

Puis il la vit regarder subrepticement les manteaux et sut qu’il avait raison. Elle attendait qu’ils aient eu le temps de sécher avant de renvoyer les maîtres.

Gentil de sa part… Est-ce pour se faire pardonner sa brusquerie initiale ?

Possible. Il avait bien observé la princesse. Elle était comme ça.

— Bien, dit maître Levy quand Elspeth eut fini de parler, si nous devons emmener une bande de garnements sur le terrain dès l’aube, il faut nous retirer. Dès que nous aurons découvert quelque chose, nous vous le ferons savoir, dame Elspeth.

— J’aimerais que vous m’envoyiez vos mesures et vos relevés, répondit Elspeth alors que les deux maîtres récupéraient leur manteau. Ils pourraient être utiles pour ceux d’entre nous qui n’appliquent pas la logique au problème.

— Certainement, ma dame, assura maîtresse Tam en jetant son manteau sur ses larges épaules. Maintenant, si vous voulez bien nous excuser…

— J’ai fait atteler une voiture. Comme ça, vous ne serez pas obligés de rentrer à pied par ce temps, dit Elspeth, qui sourit devant la gratitude de ses visiteurs. Maîtres, je vous le promets, quoi que vous ayez pu entendre dire : je ne suis pas devenue une vraie barbare pendant mon absence !

Ils éclatèrent de rire. Elspeth appela un page et lui ordonna de conduire les maîtres jusqu’à la voiture qui les attendait. Dès qu’ils furent sortis, elle se tourna vers Karal, qui attendait en silence d’être congédié.

— Votre idée, messire le secrétaire ? demanda-t-elle, son expression sévère démentie par la lueur d’amusement qui dansait dans ses yeux et le frémissement de ses lèvres.

— Oui, ma dame. Je ne connais pas grand-chose à la magie… Mais Altra, un ami, m’a conseillé de me fier à mon bon sens. Vous avez tous dit qu’il vous fallait des chiffres et des faits, et mon bon sens m’a soufflé de m’adresser à des gens spécialisés dans ce genre de choses.

— Eh bien, votre ami avait raison, admit Elspeth. Je ne puis vous dire à quel point je vous suis reconnaissante d’avoir agi selon vos convictions. Vous faites honneur à votre Ordre, Karal.

A son immense confusion, elle l’embrassa sur la joue sous le regard étonné de Natoli.

— Ce soir, vous en avez fait davantage que quiconque, à part les mages, et vous méritez de prendre un peu de repos. (Elle se tourna vers Natoli.) Merci d’avoir reconnu que la tâche était trop importante pour une seule table d’étudiants et d’avoir agi selon vos convictions. N’importe quelle jeune file n’aurait pas sacrifié sa gloire personnelle pour que le travail soit bien fait.

Natoli haussa les épaules.

— La fille d’un Héraut apprend très tôt que chercher la gloire n’est pas souvent compatible avec le travail bien fait…

— La fille d’un Héraut ?

Elspeth posa un regard spéculateur sur Natoli. Mais elle ne demanda pas pourquoi la fille d’un Héraut n’en était pas un aussi.

— C’est comme ça que vous avez rencontré le jeune secrétaire d’Ulrich ?

Natoli acquiesça.

— Père était leur guide. Il a pensé que je pourrais aider Karal à s’habituer à Haven.

Elspeth sourit.

— J’ai l’impression que vous avez réussi, puisqu’il a réussi à trouver La Rose des Vents ! N’importe qui peut s’habituer après une ou deux pintes de bière de La Rose !

Natoli perdit assez son contrôle pour glousser. Mais Elspeth n’avait pas terminé.

— Encore une chose que j’aimerais vous dire, Natoli… Quelle que soit l’impression que vous avez, il existe une multitude de choses importantes qu’un Héraut ne peut pas faire. Ça explique pourquoi ce royaume n’est pas envahi de Compagnons. Vos amis, vos maîtres et vous réalisez des choses aussi importantes que les Hérauts. Ne laissez jamais personne vous dire le contraire. Les Hérauts sont des symboles pour le peuple, mais les Bardes et les gardes méritent une bonne part de notre gloire !

Alors que Natoli rougissait de confusion, Elspeth les salua et sortit.

— Eh ben…, fit la jeune fille, après un long silence. Qu’est-ce qui m’a valu ce discours ?

Karal leva les mains et secoua la tête, bien qu’il eût une idée assez précise de la réponse. L’expression envieuse de Natoli – qu’elle avait dissimulée soigneusement – devant l’uniforme d’Elspeth l’avait trahi, ainsi que sa façon de dire « fille d’un Héraut ».

— C’est un Héraut… Qui sait ? Elle estimait que tu devais entendre ça, sinon elle n’aurait rien dit.

Et après avoir écouté ton petit discours, quand tu es montée sur la table, à La Rose des Vents, je crois que c’était exactement ce que tu avais besoin d’entendre.

Natoli haussa les épaules, mal à l’aise.

— Bien… je dois aller me coucher. Accompagner mes maîtres au Palais ne me dispense pas de me lever à l’aube.

— Merci, souffla Karal. (Il la retint par le bras.) Nous ne réussirons pas sans vous tous. Elspeth a raison. Vous avez déjà fait de grandes choses et vous en ferez encore d’autres.

« Je suis fier de toi.

Natoli rougit et détourna les yeux.

— Je dois… y aller ! Elle tourna les talons et fila. Karal la regarda partir et contempla un long moment la porte qui s’était refermée derrière elle. Puis il regagna ses appartements, la tête bourdonnante de pensées. Il était sûr d’une seule chose. Il ferait bien de dormir, lui aussi ! Peu importait son état d’esprit. Car c’était sans doute le dernier moment de paix qu’il connaîtrait avant longtemps.

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